mercredi 14 janvier 2015

Sir Noël Coward

Messieurs,
    
    Il est, semble-t-il, une coutume dans tous les blogs qui s’intéressent de près à la mode classique masculine. Cette coutume consiste à rédiger un article sur un homme considéré par le milieu comme un véritable gentleman. Chacun y va de sa star, la plus représentée étant Steeve McQueen, ou pour les plus chauvins d'entre nous, Philippe Noiret. Puisque tout a été écrit sur ces hommes et que d'autres continueront à le faire, en voulant sacrifier à cette tradition, j'ai choisi un personnage que j'ai découvert par les photos du site voxsartoria.com. Il me paraissait toujours très élégant et chic. En faisant des recherches plus approfondies, je me suis rendu compte qu'effectivement, il était non seulement gentleman par l'apparence, mais aussi et surtout par le fond. Je me suis donc attaché à lui, ai fait sa connaissance, et aujourd'hui, j'aimerai vous le présenter.
Il s'agit de Sir Noël Coward.
Inconnu en France, il est, vous allez le constater, le Sacha Guitry britannique.




    Cet homme dont le nom signifie “ poltron ”, fut un des créateurs les plus complets du XXe siècle : auteur dramatique, compositeur, chanteur, acteur, réalisateur. Pendant la guerre, il produisit quatre des films culte du cinéma anglais : In Which We Serve (Ceux qui servent en mer), This Happy Breed (Heureux mortels), Blithe Spirit (L’esprit s’amuse), Brief Encounter (Brève rencontre), et réalisa les deux premiers. S’il fallait trouver en France une personnalité artistique de sa surface et de son génie, on pourrait aller chercher du côté de Sacha Guitry, l’orientation sexuelle en moins (Coward, j’y reviendrai, était homosexuel), mais avec les mêmes idées politiques : à droite comme il faut. Comme chez Guitry, il y avait en lui de la grâce, une très grande assurance, un réel m’as-tu-vu, une bonne dose de snobisme et un sens profond de la provocation bien tempérée.
 
     Né en 1899 dans les classes moyennes dédorées, il fréquente jeune homme la haute société, le seul milieu qu’il connaîtra réellement bien et où il situera la plupart de ses pièces. Il jouira d’un succès ininterrompu jusqu’à sa mort en 1973. Nombre de ses pièces sont toujours jouées partout en Grande-Bretagne, par des troupes d’amateurs ou de professionnels. Des centaines de ses chansons sont toujours fredonnées. Tout comme sont lus et relus ses ouvrages de poésie, de nouvelles, son roman Pomp and Circumstance et son autobiographie en trois volumes.
 
     Comme tout bon Anglais qui se respecte, Coward travailla pour les services secrets de son pays au début de la Deuxième Guerre mondiale, usant de son influence auprès des États-Unis pour que ceux-ci rejoignent le théâtre des opérations le plus vite possible. Il fut anobli en 1969.
 
  Malgré la libération des mœurs dans les années soixante, Coward ne reconnut jamais son homosexualité (il écrivit dans son autobiographie : « Il y a encore à Worthing quelques vieilles ladies qui ne sont pas au courant »), s’affichant ostensiblement en compagnie de femmes flamboyantes, comme Marlene Dietrich, avec qui il entretint une amitié amoureuse de plusieurs dizaines d’années. Il aima pendant trente ans l’acteur Graham Payne, mais aussi le musicien américain Ned Rorem qui, lui, n’hésita pas à évoquer ses relations avec Coward ainsi qu’avec d’autres grands compositeurs classiques comme Leonard Bernstein ou Samuel Barber. Coward entretint également des relations très proches avec un des fils du roi Georges V, le duc de Kent George Edward Alexender Edmund, bisexuel revendiqué, amant entre autres, de Barbara Cartland. Lorsque le duc mourut, Coward déclara : « J’ai soudain compris que je l’aimais plus que je ne croyais. » Le célèbre critique de théâtre Kenneth Tynan (un homme au physique épicène porté sur les relations sado-masos) le qualifia en 1953 de « célibataire invétéré ».
 

  Tout comme Guitry, Coward fut un élève médiocre, mais un parfait autodidacte, d’autant qu’il ne bénéficia pas de l’extraordinaire milieu culturel et artistique que connut le Français. Sa mère le poussa sur les planches si bien qu’il se retrouva sur la scène du Garrick Theatre à l’âge de 12 ans. Il joua dans Peter Pan à l’âge de 14 ans (le chef d’œuvre de James Barrie avait été tout récemment adapté pour le théâtre) et il créa le rôle principal de la pièce pour enfants Where the Rainbows End en 1915.
 
1940



 Coward se produisit sur diverses scènes durant la Première Guerre mondiale. En 1918, il rejoignit un régiment d’artistes mais fut réformé pour cause de tuberculose latente. Il publia des nouvelles, divers articles et écrivit sa première pièce à l’âge de 18 ans. En 1920, sa pièce I’ll Leave it to You reçut un accueil très favorable de la presse nationale. Il joua également les classiques (Le Chevalier au pilon ardent de Beaumont et Fletcher). En 1923, il connut son premier grand succès avec The Young Idea. Ses bons mots firent alors le tour de Londres sous le nom de Noëlismes. En 1924, il rencontra son premier vrai succès de scandale avec la pièce The Vortex qui mettait en scène une nymphomane et son fils drogué. À cette occasion, Coward fit la connaissance de l’agent de change américain Jack Wilson qui deviendra son homme d’affaires et son amant. L’amour étant aveugle, Coward accepta de se laisser plumer par ce businessman véreux et alcoolique. Suivirent  d’autres succès, en particulier Hay Fever (adapté en français sous le titre Week End). En 1925, quatre pièces de l’auteur étaient simultanément à l’affiche dans les beaux quartiers de Londres.
 
  Avec Coward, nous sommes loin de Brecht. Ses pièces nous montrent des belles-mères en conflit avec leurs gendres snobinards, de l’union libre chez les riches, des aristos adultères. En 1929, Coward est l’un des auteurs les plus riches au monde avec un revenu annuel de 50 000 livres. Alors que la crise frappe le pays, tout ce qu’il touche devient or : Bitter Sweet, une comédie musicale qui montre les coucheries d’une jeune femme avec son professeur de musique, Cavalcade qui raconte la vie dans une famille de riches sur une période de trente ans. Dans Private Lives, il joue avec le jeune Laurence Olivier. Craignant que sa pièce Design for Living ne soit censurée (il y explore la bisexualité et le ménage à trois), il la fait jouer à New York.
 
  En 1933, il écrit pour Yvonne Printemps (qui disait que Sacha Guitry ne serait raide que quand il serait mort) l’opérette Conversation Piece qu’il monte et joue avec elle à New York et à Londres. Puis il adapte pour le théâtre une série de nouvelles, dont Still Life, qui deviendra Brève rencontre. Juste avant la guerre, il s’intéresse enfin à la classe ouvrière avec une pièce tragique, This Happy Breed (Cette joyeuse génération).
New York, 1947
 
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Source: bernard-gensane.over-blog.com

 
  Pendant la guerre, il œuvre pour les services de renseignements. Le roi Georges VI souhaite le faire anoblir, mais Churchill refuse au prétexte que Coward a écopé d’une amende de 200 livres pour avoir enfreint les règles en matière de devises. Si l’Allemagne avait envahi la Grande-Bretagne, Coward eût été exécuté, son nom figurant sur le Livre noir des Nazis, au même titre que Virginia Woolf et Bertrand Russel. Pendant la guerre, à la demande de Churchill, il chanta partout où combattait l’armée britannique. Il écrivit et réalisa avec David Lean In Which We Serve (Ceux qui servent en mer), un des films les mieux réussis de la période de guerre. Coward y tenait le rôle principal. Tournée avec l’aide du ministère de l’Information, cette œuvre dramatique relatait le naufrage du contre-torpilleur HMS Kelly, commandé par Louis Mountbatten (oncle du futur duc d’Édimbourg, assassiné par l’IRA en 1979, et dont Coward était l’ami) lors de la Bataille de Crête.
 
  À partir de 1941, Coward connaît un immense succès avec sa pièce Blithe Spirit, une sombre histoire de spiritisme. La pièce sera jouée à Londres sans interruption pendant six ans, et deux ans à Broadway. David Lean l’adaptera au cinéma, avec Rex Harrison dans le rôle principal. En 1946, Coward écrit une pièce qui s’écarte de son inspiration ordinaire, Peace in Our Time. Il reprend, en la déformant quelque peu l’expression religieuse utilisée par Neville Chamberlain le jour de la signature des Accords de Munich, « Peace FOR our time ». Dans cette pièce, Coward imagine son pays occupé par l’Allemagne nazie.
 
  Les années cinquante seront tout aussi prolifiques pour Coward, mais il connaît un succès moindre. En revanche, durant les années soixante, il triomphe dans plusieurs pièces et comédies musicales, sans rien changer à son style désormais suranné. En 1966, avec A Song at Twilight, Coward met en scène, pour la première fois officiellement, son homosexualité. La pièce, qu’il joue avec Lilli Palmer connaît un succès considérable. Les Britanniques le considèrent désormais comme le plus grand dramaturge vivant outre-Manche.
 
  Il est anobli en 1969. Il meurt d’une crise cardiaque en 1973. Lors de la cérémonie religieuse dans St Martin-in-the-Fields, Gielgud et Olivier lisent quelques poèmes et Menuhin joue Bach. En 1984, la Reine Mère (son « ami », disait-elle) dévoile une stèle en son honneur dans le Coin des Poètes de l’abbaye de Westminster.



  

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  Sa vie durant, Coward aida financièrement de jeunes collègues dans le besoin; il présida l’Orphelinat des acteurs de 1964 à 1956. Sa générosité ne l’empêcha pas de quitter le Royaume-Uni dans les années cinquante pour des raisons fiscales. Il se fixa dans les Bermudes et en Suisse. D’autres célébrités anglaises suivront son exemple : David Niven, Richard Burton et Elizabeth Taylor, Julie Andrews et Blake Edwards, Ian Fleming et sa femme.
 
  Politiquement, il se situa dans le camp conservateur, tout en sachant se montrer critique vis-à-vis de certaines prises de position importantes. Il fut ainsi hostile à la politique d’apaisement de Chamberlain. Il fut naturellement contre tout engagement politique dans le théâtre. « Le théâtre est un lieu merveilleux, un palais d’étrange enchantement, le temple des illusions », disait-il, tout en déployant sa vision très conservatrice des choses dans This Happy Breed. Comme Sacha Guitry, il incarnait souvent sur scène des personnages accoutrés d’une robe de chambre à pois, un fume-cigarettes aux doigts. Il se décrivait alors comme un « Chinois décadent ravagé par la drogue ». Il aimait offrir au public l’image que le public avait de lui : « Je me la jouais comme un fou. Je faisais tout ce qu’on attendait de moi. Ça faisait partie du boulot. » Dans le milieu, on l’appelait “ Le Maître ”. Au départ, c’était une blague, et puis c’est devenu vrai. 
 
  Il parlait sur un rythme très saccadé parce que sa mère était à moitié sourde. Ce staccato lui permettait de se faire mieux comprendre et, accessoirement, d’éliminer le léger zozotement dont il était affecté.
 
  Lors du 70ème anniversaire de l’artiste, Lord Mountbatten lui rendit hommage en ces termes : « Il y a sûrement de plus grands peintres que Noël, de plus grands romanciers que Noël, de plus grands librettistes, de plus grands compositeurs, de plus grands chanteurs, de plus grands danseurs, de plus grands comédiens, de plus grands tragédiens, de plus grands producteurs, de plus grands metteurs en scène, de plus grands artistes de cabaret, de plus grandes vedettes de télévision. Si c’est le cas, il s’agit alors de quatorze personnes différentes. Un seul homme a pu regrouper ces quatorze différentes catégories – Le Maître. » Dans les années trente, un esprit aussi fin que Cyril Conolly sous-évalua gravement les dons de Coward. Il vit en ses pièces des œuvres « périssables », prêtes à « tourner » comme le lait en vingt-quatre heures. Il fallut attendre les années soixante pour que sa profondeur fût reconnue. Le Times le plaça au niveau de Sheridan, d’Oscar Wilde ou George-Bernard Shaw.
 
  Les Anglais fredonneront encore ses chansons dans cent ans. Paul McCartney l’a enregistré (“ A Room with a View ”), tout comme Sting, Elton John ou Joe Cocker.
 
  Son théâtre n’avait rien à voir avec le sien, et pourtant Harold Pinter (que Coward avait soutenu financièrement) fut un grand admirateur de son aîné. On a pu dire que le « bavardage elliptique » de l’auteur du Retour devait beaucoup aux « dialogues stylisés » de Coward.
 
  J’en viens pour finir à la chanson “ Mad Dogs and Englishmen ” ( Chanson qui est le titre d'un album de Joe Cocker en 1970). Pour qualifier leur patriotisme extrême, leur nationalisme débridé, la supériorité de leur race, les Anglais convaincus qu’ils sont les meilleurs ont forgé le mot jingoism. Avec cette chanson, nous y sommes en plein. Écrite en 1931, de tête, sans instrument de musique et même sans papier ni crayon, la chanson fut interprétée pour la première fois en public par la chanteuse canadienne Beatrice Lillie. La plupart des couplets commencent par « Mad dogs and Englishmen go out in the midday sun » (les chiens fous et les Anglais se promènent sous le soleil de midi), une phrase devenue aussi célèbre que « J’ai deux amours, mon pays et Paris » ou « C’est si bon ».
  La supériorité de l’homme blanc est évidente : les « indigènes sont chagrinés » de voir les Blancs quitter leur case en plein midi, l’Anglais ne craint pas les rayons ultraviolets, les Chinois n’osent pas sortir, les Japonais n’y pensent même pas, « les Hindous et les Argentins dorment profondément de midi à une heure ». Les Anglais sont « efféminés » mais « indifférents à la chaleur ». L’auteur fait le tour du monde, plus exactement celui d’un empire où le soleil ne se couchait jamais et où le colon est inébranlable. Mais « fou ». Car cette chanson, qui affirme une supériorité, laisse clairement entendre que le prix à payer pour régner sur le monde fut une forme d’aliénation. D’autant que la plupart des colons venaient des marges des Îles Britanniques : Galles, Écosse, Irlande.


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Sources: 
Article: Merci à M. Bernard Gensane pour ses recherches sur Coward, dont cet article est tiré.
Photos: sauf mention voxsartoria.com 

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