Il est, semble-t-il, une coutume dans tous les blogs qui s’intéressent de près à la mode classique masculine. Cette coutume consiste à rédiger un article sur un homme considéré par le milieu comme un véritable gentleman. Chacun y va de sa star, la plus représentée étant Steeve McQueen, ou pour les plus chauvins d'entre nous, Philippe Noiret. Puisque tout a été écrit sur ces hommes et que d'autres continueront à le faire, en voulant sacrifier à cette tradition, j'ai choisi un personnage que j'ai découvert par les photos du site voxsartoria.com. Il me paraissait toujours très élégant et chic. En faisant des recherches plus approfondies, je me suis rendu compte qu'effectivement, il était non seulement gentleman par l'apparence, mais aussi et surtout par le fond. Je me suis donc attaché à lui, ai fait sa connaissance, et aujourd'hui, j'aimerai vous le présenter.
Il s'agit de Sir Noël Coward.
Inconnu en France, il est, vous allez le constater, le Sacha Guitry britannique.
Cet
homme dont le nom signifie “ poltron ”, fut un des créateurs les
plus complets
du XXe siècle : auteur dramatique, compositeur, chanteur, acteur,
réalisateur. Pendant la guerre, il produisit quatre des films culte du
cinéma anglais : In Which We
Serve (Ceux qui servent en mer), This Happy Breed (Heureux
mortels), Blithe Spirit (L’esprit s’amuse), Brief
Encounter (Brève rencontre),
et réalisa les deux premiers. S’il fallait trouver en France une
personnalité
artistique de sa surface et de son génie, on pourrait aller chercher
du côté de Sacha Guitry, l’orientation sexuelle en moins (Coward, j’y
reviendrai, était homosexuel), mais avec les mêmes idées
politiques : à droite comme il faut. Comme chez Guitry, il y avait
en lui de la grâce, une très grande assurance, un réel m’as-tu-vu,
une bonne dose de snobisme et un sens profond
de la provocation bien tempérée.
Né
en 1899 dans les classes moyennes dédorées, il fréquente jeune homme
la haute société, le
seul milieu qu’il connaîtra réellement bien et où il situera la
plupart de ses pièces. Il jouira d’un succès ininterrompu jusqu’à sa
mort en 1973. Nombre de ses pièces sont toujours jouées
partout en Grande-Bretagne, par des troupes d’amateurs ou de
professionnels. Des centaines de ses chansons sont toujours fredonnées.
Tout comme sont lus et relus ses ouvrages de poésie, de
nouvelles, son roman Pomp and Circumstance et son autobiographie en trois volumes.
Comme
tout bon Anglais qui se respecte, Coward travailla pour les services
secrets de son pays au début de la
Deuxième Guerre mondiale, usant de son influence auprès des
États-Unis pour que ceux-ci rejoignent le théâtre des opérations le plus
vite possible. Il fut anobli en 1969.
Malgré la libération des mœurs dans les années soixante, Coward ne reconnut jamais son
homosexualité (il écrivit dans son autobiographie : « Il y a encore à Worthing quelques vieilles ladies qui
ne sont pas au
courant »), s’affichant ostensiblement en compagnie de femmes
flamboyantes, comme Marlene Dietrich, avec qui il entretint une amitié
amoureuse de plusieurs dizaines d’années. Il aima pendant
trente ans l’acteur Graham Payne, mais aussi le musicien américain
Ned Rorem qui, lui, n’hésita pas à évoquer ses relations avec Coward
ainsi qu’avec d’autres grands compositeurs classiques
comme Leonard Bernstein ou Samuel Barber. Coward entretint également
des relations très proches avec un des fils du roi Georges V, le duc de Kent George Edward Alexender Edmund, bisexuel
revendiqué, amant entre autres, de Barbara Cartland. Lorsque le duc
mourut, Coward déclara : « J’ai soudain compris que je l’aimais plus que
je ne croyais. » Le célèbre
critique de théâtre Kenneth Tynan (un homme au physique épicène
porté sur les relations sado-masos) le qualifia en 1953 de « célibataire
invétéré ».
Tout
comme Guitry, Coward fut un élève médiocre, mais un parfait
autodidacte, d’autant qu’il ne bénéficia pas de
l’extraordinaire milieu culturel et artistique que connut le
Français. Sa mère le poussa sur les planches si bien qu’il se retrouva
sur la scène du Garrick Theatre à l’âge de 12 ans. Il joua
dans Peter Pan à l’âge de
14 ans (le chef d’œuvre de James Barrie avait été tout récemment adapté
pour le théâtre) et il créa le rôle principal de la
pièce pour enfants Where the Rainbows End en 1915.
Coward
se produisit sur diverses scènes durant la Première Guerre mondiale. En
1918, il rejoignit un régiment d’artistes mais
fut réformé pour cause de tuberculose latente. Il publia des
nouvelles, divers articles et écrivit sa première pièce à l’âge de 18
ans. En 1920, sa pièce I’ll Leave it to You
reçut un accueil très favorable de la presse nationale. Il joua également les classiques (Le Chevalier au pilon ardent de Beaumont et Fletcher). En 1923, il connut son premier grand succès avec The Young Idea. Ses bons mots firent alors le
tour de Londres sous le nom de Noëlismes. En 1924, il rencontra son premier vrai succès de scandale avec la pièce The Vortex qui
mettait en scène
une nymphomane et son fils drogué. À cette occasion, Coward fit la
connaissance de l’agent de change américain Jack Wilson qui deviendra
son homme d’affaires et son amant. L’amour étant aveugle,
Coward accepta de se laisser plumer par ce businessman véreux et alcoolique. Suivirent
d’autres succès, en particulier Hay Fever (adapté en français sous le titre Week End). En 1925,
quatre pièces de l’auteur étaient simultanément à l’affiche dans les beaux quartiers de Londres.
Avec
Coward, nous sommes loin de Brecht. Ses pièces nous montrent des
belles-mères en conflit avec leurs gendres snobinards,
de l’union libre chez les riches, des aristos adultères. En 1929,
Coward est l’un des auteurs les plus riches au monde avec un revenu
annuel de 50 000 livres. Alors que la crise frappe le
pays, tout ce qu’il touche devient or : Bitter Sweet, une comédie musicale qui montre les coucheries d’une jeune femme avec son professeur de
musique, Cavalcade qui raconte la vie dans une famille de riches sur une période de trente ans. Dans Private
Lives, il joue avec le jeune Laurence Olivier. Craignant que sa pièce Design for Living ne soit censurée
(il y explore la bisexualité et le ménage à trois), il la fait jouer à New York.
En 1933, il écrit pour Yvonne Printemps (qui disait que Sacha Guitry ne serait raide que quand il
serait mort) l’opérette Conversation Piece qu’il monte et joue avec elle à New York et à Londres. Puis il adapte pour le théâtre une série de
nouvelles, dont Still Life, qui deviendra Brève rencontre. Juste avant la guerre, il s’intéresse enfin à la
classe ouvrière avec une pièce tragique, This Happy Breed (Cette joyeuse génération).
New York, 1947 |
Source: bernard-gensane.over-blog.com |
Pendant
la guerre, il œuvre pour les services de renseignements. Le roi Georges
VI souhaite le
faire anoblir, mais Churchill refuse au prétexte que Coward a écopé
d’une amende de 200 livres pour avoir enfreint les règles en matière de
devises. Si l’Allemagne avait envahi la
Grande-Bretagne, Coward eût été exécuté, son nom figurant sur le
Livre noir des Nazis, au même titre que Virginia Woolf et Bertrand
Russel. Pendant la guerre, à la demande de Churchill, il chanta
partout où combattait l’armée britannique. Il écrivit et réalisa
avec David Lean In Which We Serve (Ceux
qui servent en mer), un des films les mieux réussis de la période de
guerre. Coward y tenait le rôle principal. Tournée avec l’aide du
ministère de l’Information, cette
œuvre dramatique relatait le naufrage du contre-torpilleur HMS Kelly, commandé par Louis Mountbatten (oncle du futur duc d’Édimbourg, assassiné par
l’IRA en 1979, et dont Coward était l’ami) lors de la Bataille de Crête.
À partir de 1941, Coward connaît un immense succès avec sa pièce Blithe
Spirit, une sombre histoire
de spiritisme. La pièce sera jouée à Londres sans interruption pendant
six ans, et deux ans à Broadway. David Lean l’adaptera
au cinéma, avec Rex Harrison dans le rôle principal. En 1946, Coward
écrit une pièce qui s’écarte de son inspiration ordinaire, Peace in Our Time.
Il
reprend, en la déformant quelque peu l’expression religieuse
utilisée par Neville Chamberlain le jour de la signature des Accords de
Munich, « Peace FOR our time ». Dans cette pièce,
Coward imagine son pays occupé par l’Allemagne nazie.
Les
années cinquante seront tout aussi prolifiques pour Coward, mais il
connaît un succès
moindre. En revanche, durant les années soixante, il triomphe dans
plusieurs pièces et comédies musicales, sans rien changer à son style
désormais suranné. En 1966, avec A Song at
Twilight, Coward met en
scène, pour la première fois officiellement, son homosexualité. La
pièce, qu’il joue avec Lilli Palmer connaît un succès
considérable. Les Britanniques le considèrent désormais comme le
plus grand dramaturge vivant outre-Manche.
Il
est anobli en 1969. Il meurt d’une crise cardiaque en 1973. Lors de la
cérémonie religieuse dans St
Martin-in-the-Fields, Gielgud et Olivier lisent quelques poèmes et
Menuhin joue Bach. En 1984, la Reine Mère (son « ami », disait-elle)
dévoile une stèle en son honneur dans le Coin
des Poètes de l’abbaye de Westminster.
Sa
vie durant, Coward aida financièrement de jeunes collègues dans le
besoin; il présida l’Orphelinat des
acteurs de 1964 à 1956. Sa générosité ne l’empêcha pas de quitter le
Royaume-Uni dans les années cinquante pour des raisons fiscales. Il se
fixa dans les Bermudes et en Suisse. D’autres célébrités
anglaises suivront son exemple : David Niven,
Richard Burton et Elizabeth Taylor, Julie Andrews et Blake Edwards, Ian Fleming et sa femme.
Politiquement,
il se situa dans le camp conservateur, tout en sachant se montrer
critique
vis-à-vis de certaines prises de position importantes. Il fut ainsi
hostile à la politique d’apaisement de Chamberlain. Il fut naturellement
contre tout engagement politique dans le théâtre.
« Le théâtre est un lieu merveilleux, un palais d’étrange
enchantement, le temple des illusions », disait-il, tout en déployant sa
vision très conservatrice des choses dans This
Happy Breed. Comme Sacha
Guitry, il incarnait souvent sur scène des personnages accoutrés d’une
robe de chambre à pois, un fume-cigarettes aux doigts. Il
se décrivait alors comme un « Chinois décadent ravagé par la
drogue ». Il aimait offrir au public l’image que le public avait de
lui : « Je me la jouais comme un fou. Je
faisais tout ce qu’on attendait de moi. Ça faisait partie du
boulot. » Dans le milieu, on l’appelait “ Le Maître ”. Au départ,
c’était une blague, et puis c’est devenu vrai.
Il parlait sur un rythme très saccadé parce que sa mère était à moitié sourde. Ce staccato lui permettait de se
faire mieux comprendre et, accessoirement, d’éliminer le léger zozotement dont il était affecté.
Lors du 70ème
anniversaire de l’artiste, Lord Mountbatten lui rendit hommage en ces
termes : « Il y a sûrement de plus grands peintres que Noël, de plus
grands romanciers que Noël, de plus grands librettistes, de plus grands
compositeurs, de plus grands chanteurs,
de plus grands danseurs, de plus grands comédiens, de plus grands
tragédiens, de plus grands producteurs, de plus grands metteurs en
scène, de plus grands artistes de cabaret, de plus grandes
vedettes de télévision. Si c’est le cas, il s’agit alors de quatorze
personnes différentes. Un seul homme a pu regrouper ces quatorze
différentes catégories – Le Maître. » Dans les
années trente, un esprit aussi fin que Cyril Conolly sous-évalua
gravement les dons de Coward. Il vit en ses pièces des œuvres
« périssables », prêtes à « tourner » comme le
lait en vingt-quatre heures. Il fallut attendre les années soixante
pour que sa profondeur fût reconnue. Le Times le plaça au niveau de Sheridan,
d’Oscar Wilde ou George-Bernard Shaw.
Les Anglais fredonneront encore ses chansons dans cent ans. Paul McCartney l’a enregistré (“ A Room with a View ”),
tout comme Sting, Elton John ou Joe Cocker.
Son théâtre n’avait rien à voir avec le sien, et pourtant Harold Pinter (que Coward avait soutenu
financièrement) fut un grand admirateur de son aîné. On a pu dire que le « bavardage elliptique » de l’auteur du Retour devait beaucoup aux
« dialogues stylisés » de Coward.
J’en
viens pour finir à la chanson “ Mad Dogs and Englishmen ” ( Chanson qui est le titre d'un album de Joe Cocker en 1970). Pour
qualifier leur
patriotisme extrême, leur nationalisme débridé, la supériorité de
leur race, les Anglais convaincus qu’ils sont les meilleurs ont forgé le
mot jingoism. Avec cette
chanson, nous y sommes en plein. Écrite en 1931, de tête, sans
instrument de musique et même sans papier ni crayon, la chanson fut
interprétée pour la première fois
en public par la chanteuse canadienne Beatrice Lillie.
La plupart des couplets commencent par « Mad dogs
and Englishmen go out in the midday sun » (les chiens fous et les
Anglais se promènent sous le soleil de midi), une phrase devenue aussi
célèbre que « J’ai deux amours, mon pays et
Paris » ou « C’est si bon ».
La
supériorité de l’homme blanc est évidente : les « indigènes sont
chagrinés » de voir les
Blancs quitter leur case en plein midi, l’Anglais ne craint pas les
rayons ultraviolets, les Chinois n’osent pas sortir, les Japonais n’y
pensent même pas, « les Hindous et les Argentins
dorment profondément de midi à une heure ». Les Anglais sont
« efféminés » mais « indifférents à la chaleur ». L’auteur fait le tour
du monde, plus exactement celui d’un
empire où le soleil ne se couchait jamais et où le colon est
inébranlable. Mais « fou ». Car cette chanson, qui affirme une
supériorité, laisse clairement entendre que le prix à payer
pour régner sur le monde fut une forme d’aliénation. D’autant que la
plupart des colons venaient des marges des Îles Britanniques : Galles,
Écosse, Irlande.
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Sources:
Article: Merci à M. Bernard Gensane pour ses recherches sur Coward, dont cet article est tiré.
Photos: sauf mention voxsartoria.com
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